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Quels freins à l’autonomie numérique en France ?

Le travailleur social, la nuit... Dans la fenêtre : "Encore un dossier urgent !" "On a besoin de toi !" "Réponds-moi tout de suite !" "Rapport à rendre !!" "N’oublie pas l’échéance !" "Un dernier mail !" Dans le lit : le travailleur social, les yeux écarquillés, dit : "Même mes cauchemars sont en surcharge de travail..."

L’autonomie numérique est devenue un enjeu central dans une société où la quasi-totalité des services essentiels, notamment administratifs, est dématérialisée. Elle ne se limite plus à la simple maîtrise des outils, mais englobe la capacité à s’informer, à développer ses compétences et à interagir de manière sécurisée et avec la juste distance critique dans un monde hyperconnecté. C’est ce que l’on appelle la littératie numérique.

Cependant, les politiques publiques récentes dessinent une trajectoire préoccupante. La menace sur le dispositif Conseiller Numérique, le renforcement de France Services et l’encadrement strict via Aidant Connect soulèvent une question fondamentale : assiste-t-on à un glissement d’une ambition d’autonomisation des citoyens vers une logique d’assistance généralisée, le « faire à la place de » ?

Cet article explore comment ces changements, motivés par des impératifs budgétaires, impactent non seulement les usagers mais aussi et surtout les professionnels de la relation à l’usager, dont le métier se trouve profondément bouleversé.

Les métiers de la relation à l’usager percutés par la transition numérique

Le véritable enjeu de l’inclusion numérique se situe à l’intersection des nouvelles technologies et des métiers traditionnels de l’aide. Les travailleurs sociaux et les agents d’accueil sont en première ligne, démunis face à une dématérialisation qui les transforme en simples exécutants de démarches en ligne, loin de leur mission d’accompagnement social.

La stratégie a d’abord été de déléguer la formation vers l’autonomie numérique aux Conseillers Numériques. Malgré leur bilan positif, le succès de cette autonomisation reste relatif et ne couvre pas tous les besoins. Face à ce constat, certains territoires parmi les plus fragiles semblent réorienter leur stratégie vers le « faire à la place de », incarné par le modèle France Services et l’outil Aidant Connect.

Or, cette approche crée une double tension :

  1. Elle dépossède les travailleurs sociaux d’une partie de leur mission, en les cantonnant à une aide technique chronophage.
  2. Elle menace les Conseillers Numériques, pourtant seuls experts dédiés à l’objectif final : l’autonomie numérique.

Si les travailleurs sociaux et agents d’accueil étaient mieux formés à l’aide administrative dans ce nouveau contexte numérique, ils pourraient retrouver du sens à leur mission. Ils assureraient l’accompagnement de premier niveau, tandis que les Conseillers Numériques se concentreraient sur leur cœur de métier : la médiation et la pédagogie vers l’autonomie numérique.

La fin annoncée du Conseiller Numérique : un renoncement à l’autonomie numérique?

Lancé en 2020, le dispositif Conseiller Numérique visait à déployer 4 000 accompagnants pour former les citoyens les plus éloignés du numérique. Le bilan est largement positif, avec un impact significatif sur la confiance et l’autonomie des usagers.

Pourtant, le financement étatique est menacé d’une baisse tendancielle annoncé, ce qui pourrait faire chuter le nombre de postes à 1 500. En menaçant ce pilier de la formation, l’État envoie un signal contradictoire : il semble abandonner l’objectif d’autonomisation au profit d’une assistance immédiate, dont la charge retombera sur d’autres acteurs.

France Services et Aidant Connect : la consécration du « faire à la place de » ?

1. France Services : un maillage renforcé, une mission floue

Le refinancement du réseau France Services (2 800 guichets) confirme sa place de pilier de l’accès aux droits. Cependant, en priorisant la formation des agents à des outils comme Aidant Connect plutôt qu’à une véritable pédagogie du numérique, ces structures sont forcées à accomplir des tâches qui complexifient leur métier et allongent le temps d’accompagnement des usagers, avec un risque d’engorgement à terme. Le risque, en outre, est de créer une dépendance des usagers à ces guichets, transformant l’aide en assistanat et éloignant les agents de leur cœur de métier.

2. Aidant Connect : une fausse bonne solution ? 

Aidant Connect a été conçu pour sécuriser la réalisation de démarches pour le compte d’un usager. Si l’intention est louable, son application sur le terrain révèle des failles réelles. La procédure de mandat reste chronophage et, selon de nombreux retours, moins protectrice qu’espéré.

De plus, ses critères d’éligibilité stricts excluent de nombreux acteurs (bénévoles, services civiques, personnes sous tutelle, structures privées), limitant son déploiement. En se focalisant sur cet outil, les agents publics sont poussés vers une posture d’exécutant technique, au détriment d’une approche d’accompagnement global et humain vers l’autonomie numérique.

Réconcilier l’urgence et l’autonomie grâce à la formation

Comprendre les freins pour mieux accompagner

Avant même de parler de formation, il faut comprendre pourquoi certaines personnes évitent le numérique. Les freins sont nombreux et très humains :

  • La peur de se tromper : “Je vais casser l’ordinateur si je clique au mauvais endroit.”
  • Le manque de confiance : “Je n’y arriverai jamais, ce n’est pas pour moi.”
  • Le manque d’intérêt : “Ça ne me sert à rien, à part pour les papiers.”
  • La difficulté à apprendre : “À mon âge, c’est trop tard.”
  • Le besoin de lien social : “Je préfère demander à quelqu’un de le faire avec moi.”
  • Le manque de temps : entre travail et famille, il reste peu de place pour apprendre.
  • Les contraintes matérielles : pas d’ordinateur, pas de connexion, déplacements compliqués.

Résultat : beaucoup se découragent, repoussent le moment de s’y mettre, ou délèguent leurs démarches. Cela les rend dépendants et fragilise encore plus leur autonomie.

Ainsi, la première tâche d’un aidant numérique est avant tout de lever ces freins. Plusieurs techniques existent à cet égard : psychologie positive, réassurance, maieutique, identification et actionnement des levers motivationnels.

Des formats spécifiques de type « forum numérique » sont destinés précisément à lever ces freins psycho-sociaux.

Transformer l’urgence en tremplin vers un parcours d’autonomie

Souvent, c’est une situation urgente qui pousse une personne à chercher de l’aide : un document à remplir, une aide à demander, un compte à créer. Si l’on se contente de faire à sa place, le problème se répétera. Utiliser l’urgence comme une porte d’entrée vers un parcours structuré est la clef de l’émancipation de l’usager :

  1. Accueillir et rassurer : lever les peurs et créer un climat de confiance.
  2. Comprendre la situation : identifier les besoins, les contraintes et le niveau de départ.
  3. Construire un suivi personnalisé : intégrer la personne dans une “file active” pour ne pas la perdre en route.
  4. Mettre en relation avec le bon accompagnement : en individuel, en groupe, en présentiel ou à distance.
  5. Recontacter régulièrement : pour éviter l’abandon et valoriser les progrès.
  6. Évaluer l’impact : mesurer les compétences acquises et les points à consolider.

Ainsi, une aide ponctuelle devient une opportunité d’apprentissage, et chaque petit pas mène à plus d’autonomie.

Apprendre en faisant : la clef de l’émancipation

On n’apprend pas à utiliser le numérique en écoutant un cours magistral ou en regardant quelqu’un faire à notre place. L’apprentissage devient durable quand on est acteur de son parcours.

Chez Hypra, nous adoptons une approche inspirée de la maïeutique et des méthodes actives : poser des questions, guider pas à pas, amener la personne à trouver par elle-même la solution. Cette méthode développe la confiance, car chacun découvre qu’il est capable de réussir avec ses propres moyens.

L’écoute active complète cette démarche. Elle permet de comprendre les craintes, de repérer les blocages parfois non exprimés, et de valoriser chaque petit progrès. C’est en étant entendu, reconnu et encouragé que l’on ose tester, se tromper, et recommencer.

Notre formation donc des aidants numérique repose donc sur trois piliers :

  • Faire soi-même : l’accompagnant ne fait pas à la place, il sécurise et guide l’expérience. Il pousse plutôt qu’il ne tire. Il partage un raisonnement plutôt qu’il ne transmet une procédure.
  • Questions plutôt que réponses toutes faites : pour stimuler la réflexion et ancrer les acquis, pour mettre face à la situation de raisonnement.
  • Écoute active et bienveillance : pour lever les freins et transformer la peur en confiance.

L’autonomie n’est pas seulement un savoir-faire technique. C’est aussi un savoir-être : retrouver confiance en soi, se sentir capable d’agir, et savoir quand demander de l’aide de manière ponctuelle, sans dépendance.

« Solidarité numérique » : certifier les aidants numérique

La politique d’inclusion numérique actuelle semble prise dans un étau : répondre à l’urgence des démarches tout en visant une autonomie à long terme. La solution ne réside pas dans l’opposition entre ces deux objectifs, mais dans leur articulation intelligente.

  1. Gérer l’urgence avec les bons outils : l’aide immédiate peut passer par Aidant Connect, mais aussi par des cadres plus simples comme un mandat CNIL bien défini.
  2. Enclencher l’autonomie au quotidien : le cœur de la solution réside dans la formation des professionnels de première ligne (travailleurs sociaux, agents d’accueil). En adoptant une bonne posture d’aide numérique qui vise à la fois à lever les freins psycho-sociaux et à jouer sur les leviers motivationnels des usagers, ils peuvent non seulement résoudre un problème ponctuel, mais aussi enclencher chez l’usager une démarche d’apprentissage.
  3. Finaliser le parcours d’autonomisation : le Conseiller ou Médiateur Numérique intervient alors comme un expert de second niveau, pour finaliser ce parcours et mener l’usager vers une indépendance durable, dans une logique de parcours usager.

C’est là que des initiatives comme la certification « Solidarité Numérique » prennent tout leur sens. En formant les aidants à cette double compétence (résoudre et transmettre), on redonne du sens à leur métier et on crée un écosystème où l’aide ponctuelle devient le premier pas vers l’émancipation. La politique d’inclusion numérique doit être une politique d’autonomisation, portée par des professionnels valorisés et compétents.

 

 

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