Alors que la pandémie et le grand confinement ont généré une prise de conscience très forte de l’exclusion et de l’éloignement numérique de 13 à 20 millions de français de l’usage du numérique, l’État a décidé la mise en place en 2020-2022 de près de 4000 “Conseillers Numériques France Services” (CNFS) pour accompagner la population vers l’autonomie numérique. Ces professionnels viennent en supplément des quelques centaines de médiateurs et médiatrices numériques déjà parcellairement en place dans les territoires jusqu’alors.
L’abandon du terme de “médiateur numérique” pour celui de “conseiller”, le rattachement à une logique France Services dont la vocation est orientée avant tout démarches administratives et services publics, laisse à penser que l’activité de capacitation et de médiation numérique s’assimile à du “conseil” et qu’elle se centre d’abord autour de l’enjeu d’accès aux services publics en ligne.
Ce choix pose une question existentielle de ce qu’est la médiation numérique : un service auxiliaire faiblement qualifié, à la remorque de la dématérialisation des services publics ? Ou alors un véritable nouveau métier de l’ère post-industrielle centré autour des sciences humaines et sociales et empruntant à l’andragogie, à la psychologie, à l’anthropologie des usages, à l’acculturation ?
Il convient pour redéfinir ce qu’est la médiation numérique de revenir sur les multiples ambiguïtés qui entourent la conception de ce métier et la manière dont le dispositif CNFS entretient et nourrit ces diverses ambiguïtés.
La médiation numérique : une ambiguïté historique sur la vocation propre d’un métier.
La médiation numérique peine historiquement à dessiner son originalité et sa spécificité au regard des autres métiers du champ social et technique. L’ambiguïté de son devenir propre explique à la fois la précarité de son installation au sein du paysage du service public, mais également ses difficultés historiques à atteindre sa mission émancipatrice.
La médiation numérique : un métier technique ?
La première ambiguïté autour du métier de médiation numérique tient à celle qui voudrait en faire un métier technique assumable par des profils “informaticiens” ou “geeks”, c’est-à-dire férus de technologie. Cette ambiguïté provient de l’expérience de terrain selon laquelle l’enseignement d’une matière demande “un temps d’avance” ou une profondeur supplémentaire sur le sujet pour pouvoir l’enseigner. Ce que ne voient pas ceux qui défendent cette vision, c’est que l’informatique est un champ quasiment infini, comportant des centaines de métiers, et que la plupart des geeks sont en fait des techniciens de la chose informatique, et donc, en ce sens, ils développent très rapidement une vision de spécialiste et apprécient davantage échanger avec des personnes du même niveau qu’eux. Ainsi, non seulement ces derniers sont les derniers aptes à produire du décentrement tel que nécessaire à toute activité d’enseignement, mais en plus, leur vocabulaire, leur jargon, leur culture technicienne, leur mode d’être peuvent jouer un véritable effet répulsif et un hermétisme qui vont, dans de très nombreuses situations, renforcer le sentiment d’exclusion des apprenants en situation d’illectronisme.
Les geeks barbus et virtuoses techniquement sont souvent les pires remèdes des illectronistes
Source : www.01net.com
Par ailleurs, vouloir confier la médiation numérique à des techniciens – voir pire, à des programmeurs – revient à peu près à une logique aussi cohérente que confier l’enseignement d’une langue et d’une culture primaire à natif qui a pour seule compétence pédagogique de maîtriser lui-même l’acquis. Ni le recul, ni la globalisation, ni la synthèse, ni l’accessibilisation requises ne sont alors au rendez-vous de l’expérience de transferts de connaissances parce que les métiers et les postures de la technique confinent souvent à des attitudes de spécialiste et de passionné qui n’aiment dialoguer qu’avec d’autres personnes du même niveau qu’eux.
C’est ainsi que le choix de confier la formation des Conseillers Numériques France Services à des organismes de formation historiquement formateurs de développeurs informatiques (Webforce 3, Simplon, AFPA Informatique etc…), d’administrateurs systèmes, de techniciens de support est une erreur de compréhension profonde de ce qu’est la médiation numérique et de ce que les citoyens doivent pouvoir en attendre en termes de décentrement, d’accessibilisation des termes, de partage d’une culture, c’est à dire d’un état d’esprit et d’une manière de voir avant d’être des procédures répétées sur un équipement numérique.
Les geeks ont souvent du mal à comprendre les “bricolages” du commun des mortels
Source : commitstrip.com
La médiation numérique : un métier d’animation ?
Devant ce constat progressif et devant la vérité des retours du terrain et des bénéficiaires, un certain nombre de voix ont néanmoins progressivement compris que les techniciens/informaticiens n’étaient pas les bons profils pour transmettre, capaciter, mettre à l’aise, mettre en confiance, parce que la médiation numérique est d’abord un métier de lien humain, de capacité à faire vivre un groupe en atelier présentiel, de psychologie sociale et de psychologie tout court.
L’animation d’ateliers présentiels d’inclusion numérique demande de bonnes compétences d’encadrement de groupes
C’est ainsi qu’un certain nombre de collectivités territoriales en proie aux difficultés de recrutement dans le cadre du dispositif CNFS ont privilégié des profils d’animation (sur des diplômes type CPJEPS, DESJEPS, BPEJEPS). Dans ce contexte, animer un atelier d’inclusion numérique connaît bien des points communs avec l’organisation d’un loto pour les personnes âgées ou des activités en colonie de vacances ; il suffit d’avoir du liant, de bien préparer sa séance, et puis la relation humaine nouée pendant l’activité fait la différence.
Le plus considérable problème de cette logique, c’est qu’organiser une activité sociale ou culturelle dite d’animation est tout à fait autre chose que de préparer une séance socio-éducative à visée de capacitation. L’exigence est différente et les attendus en termes de mesure d’acquis, d’autonomisation, de capacitation sont aussi tout autres. La posture éducative et la posture d’animation ne se recoupent pas complètement : il est possible de savoir animer sans savoir éduquer, mais pas de savoir éduquer sans savoir animer.
Ainsi, en réduisant la médiation numérique à sa dimension d’animation, le risque est tout simplement que les pratiques de médiation numérique prennent une dimension purement “occupationnelle”, c’est à dire d’occuper les bénéficiaires, de leur faire passer un bon moment, sans pour autant adresser le coeur du sujet de l’autonomisation.
À l’heure actuelle, les indicateurs de mesure et d’évaluation du dispositif Conseiller Numérique France Services prennent ainsi cet angle : plutôt que de mesurer la capacitation effective, c’est à dire la capacité acquise des bénéficiaires à reproduire des acquis au sein du domicile, l’État interroge, en reporting, les thématiques des séances, s’inscrivant dans l’écueil occupationnel.
Si l’animation reste donc une compétence nécessaire mais non suffisante de la médiation numérique, l’enjeu est donc bien en 2022 de consolider les acquis des professionnels en la matière avec davantage de mises en situations structurées, théâtralisées, avec un jeu de rôle exigeant.
Mais l’enjeu de la médiation numérique est également d’embrasser de nouvelles modalités d’intervention distancielle qui supposent d’autres techniques d’animation : maîtrise des outils et des techniques d’enseignements à distance, ton de voix, volubilité, capacité à rassurer. La capacité à mener une médiation numérique distancielle, par voie téléphonique, par salle de classe interposée, par accompagnement en tandem sur un équipement est une compétence phare de la médiation numérique au XXIème siècle, qui détermine notamment la capacité du secteur à aller chercher ceux que le sociologue Pierre Mazet appelle les “invisibles”, c’est à dire la majorité des publics illectronistes qui ne se présentent pas au-devant des dispositifs d’inclusion.
La médiation numérique distancielle est une des clefs pour toucher les “invisibles”
La médiation numérique : un métier du travail social ?
Une autre vision a consisté à penser que la médiation numérique devait et pouvait être assurée par des travailleurs sociaux parce que cela touchait des publics traditionnellement issus du champ social, et que les travailleurs sociaux étaient aux prises avec les enjeux d’émancipation et d’autonomisation beaucoup plus que les métiers issus de la technique et même de l’animation.
C’est ainsi que Emmaüs Connect a développé la plateforme des Bons Clics, d’abord à destination des travailleurs sociaux et de tous les “aidants numériques”, un nouveau concept flou qui renvoie au fait que la médiation numérique est susceptible d’être réalisée par n’importe qui, bénévole ou aidant familial, sans considération d’une formation professionnelle ou d’une compétence métier “dure”.
Les Bons Clics est une plateforme d’abord destinée aux travailleurs sociaux et aidants numériques
Il existe néanmoins une forte tension au sein même des métiers du travail social sur ce sujet. Si une partie de la profession pense que la médiation numérique ne relève pas de son coeur de métier, une autre frange de professionnels se montre plus ouverte à développer des postures de médiation numérique. Mais la question reste entière : jusqu’où ? Où s’arrête notre métier, ou commence celui de médiateur/médiatrice numérique ?
Cette indéfinition précarise et bouscule le cœur de mission du travailleur social. Face à cette ambiguïté, à ce flou de périmètre, un certain nombre de travailleurs sociaux sont sujets à des situations d’angoisse professionnelle qui conduisent un certain nombre d’entre eux à rejeter en bloc le numérique comme facteur de précarisation et du bénéficiaire et de leur propre travail. Cela revient alors à une “fracture au carré” ou à une “précarisation au carré” générée par le numérique.
Plus globalement, le sujet médiation numérique vient aussi percuter de plein fouet certaines pratiques du travail social qui s’étaient installées dans une logique de “faire à la place de” ; l’injonction capacitante que comprend la médiation numérique est alors vécue comme une injonction de retour à la vocation de leur propre métier : émanciper, autonomiser. Ce brusque rappel téléologique peut parfois générer des tensions et des pertes de sens, lorsque les pratiques dites non émancipatrices se sont installées depuis de nombreuses années.
Si le travail social comprend une visée éducative, une dimension psychologique, une dimension d’accompagnement, il est d’abord construit autour du recours aux dispositifs sociaux en place, à l’accès aux droits, à la gestion budgétaire et financière des foyers.
Aussi, la capacitation sur le numérique est en fait très éloignée du cœur de mission et de formation des travailleurs sociaux, même si certaines postures du travail social peuvent se recouper avec certaines postures de la médiation numérique, notamment en ce qui concerne l’acculturation au langage administratif et aux procédures administratives.
Même si certaines formations commencent à émerger sur ce sujet au niveau de certains IRTS, le travail social reste néanmoins aujourd’hui très largement dépourvu d’outils et de socle théorique et pratique sur ce sujet, ce qui est bien naturel, car ce socle manque pour partie à la médiation numérique elle-même.
La médiation numérique : un métier de médiation sociale?
La définition de la médiation sociale sur le site du Ministère de la Cohésion des Territoires est la suivante : “La médiation sociale est un mode efficace de résolution des tensions et de mise en relation des populations des quartiers et des institutions. C’est une passerelle entre des mondes différents qui ne se côtoient ou ne se comprennent pas ou plus.”
Certaines voix, issues de l’Union Nationale des PIMMS, tendent à vouloir faire de la médiation numérique l’une des branches de la médiation sociale. Dans cette conception, la posture de médiation numérique serait une posture de gestion du conflit entre l’État et les services publics dématérialisateurs (et parfois pour le pire en termes d’ergonomie, d’accessibilité, d’utilisabilité) et la population en situation d’illectronisme.
Ce postulat pose un double problème : il tend d’abord à enfermer la question de la médiation numérique dans un rôle d’auxiliaire de la dématérialisation des services publics, ce qui d’abord ancre la médiation numérique dans une posture du “marche ou crève” vis à vis des bénéficiaires. Utiliser les services publics comme point d’entrée sur le numérique de publics exclus est à la fois peu enthousiasmant, peu stimulant car simplement vécu comme une situation de “rattrapage” d’une situation de décrochage. Ainsi, rattachement la médiation numérique aux Maisons France Services procède d’une vision là aussi étriquée du métier pour les mêmes raisons. La médiation numérique qui réussit sait bien que le point d’accroche et d’intérêt, les leviers motivationnels des publics en situation d’illectronisme est bien souvent ailleurs: lien social, divertissement, culture générale, accès à la mobilité, à la culture etc…
Par ailleurs, l’inscription de la médiation numérique dans le champ de la médiation sociale fait encourir le risque réel d’utiliser le facteur humain comme légitimation d’une politique de numérisation de l’accès aux services publics, parfois menée de façon excluante du fait de l’expérience utilisateur et d’interface utilisateurs insuffisamment adaptées et simplifiées.
La médiation numérique : tous aidants numériques ?
Une dernière voix enfin, associative majoritairement, tend à vouloir faire reposer la médiation numérique sur le travail bénévole de Monsieur et Madame Toutlemonde dans l’environnement de proximité des bénéficiaires en situation d’illectronisme. Cela s’appuie sur la croyance populaire que le neveu, le fils, le petit-fils informaticien sera le mieux placé pour venir solutionner les problèmes d’usage de la personne en situation d’illectronisme.
D’après cette vision, tout le monde serait capable de faire de la médiation numérique à condition d’être de bonne volonté, et il faudrait simplement “outiller” les bénévoles de bonne volonté, par l’intermédiaire d’outils tels que Les Bons Clics.
Cette approche a historiquement souvent gagné l’oreille des décideurs publics qui y voient là aussi l’opportunité de financer une politique publique à moindre coût. Ainsi Gabriel Attal, ex porte-parole du Gouvernement, voyait par exemple dans les Restos du cœur des “coûts évités pour l’État”. La bénévolisation de la médiation numérique répond à la même logique.
Elle tend à nier la logique de métier et la professionnalisation requises pour développer et structurer une posture et une pratique authentiquement capacitante et massifiante. Elle tend à nier aussi à quel point le milieu intra-familial est faiblement propice à des transferts de connaissance, ce que montre la littérature. C’est parce que la médiation numérique hésite également entre tous ces écueils contraires, que les outils d’évaluation d’impact sont aussi faiblement développés : ils montreraient tout de suite la différence d’efficacité entre des médiations numériques “périphériques”, “auxiliaires”, “accessoires”, et des médiations numériques de métier capacitantes, massifiantes et inclusives.
Pour toutes ces raisons, cet article défend l’autonomie comme métier de la médiation numérique, partant du constat que tous les choix de bénévolisation ou de rattachement à d’autres métiers ont échoué depuis 20 ans à adresser le sujet des exclusions numériques.
La médiation numérique : un métier nomade ou sédentaire ?
Enfin, la médiation numérique a longtemps souffert d’une vision qui consisterait à rattacher la pratique à des lieux sédentaires de médiation numérique, que ce soit des Cyberbases, des Espaces Publics Numériques, des médiathèques, des bibliothèques.
Or, la littérature indique très clairement que les personnes en situation d’illectronisme ne fréquentent pas les lieux de médiation numérique fléchés pour eux.
Pierre Mazet est un sociologue de référence sur l’e-inclusion qui a montré que moins de 10% des illectronistes fréquentaient les lieux de médiation numérique
Le problème, c’est que la médiation numérique “nouvelle génération” ne s’est pas adaptée au constat posé par la littérature et également par les préconisations du rapport du Sénat et du manifeste de France Urbaine et des Interconnectés consacré à l’illectronisme qui préconisaient tous deux des modèles de médiation numérique itinérants. Non seulement elle reproduit l’écueil de rattacher la médiation à des lieux, en l’occurrence des Maisons France Services, mais elle n’a pas fait évoluer le titre professionnel complet de la médiation numérique “Responsable d’Espace de Médiation Numérique” qui reste fondamentalement sédentaire, puisqu’il fait intrinsèquement dépendre la pratique d’un lieu. Un bloc de compétence du titre lui-même tient à la gestion de lieux.
La médiation numérique, tant dans son titre professionnel que dans sa mise en place, devrait donc être complétée et consolidée pour s’inscrire pleinement dans une logique d’itinérance plus systématique.
La médiation numérique : un nouveau métier interculturel à la frontière de l’éducatif, du sociologique, de l’animation et du travail social.
La médiation numérique : une mission sociologique d’acculturation
La médiation numérique est d’abord une mission d’acculturation, c’est à dire de partage et de transfert d’une culture numérique. Cela implique que le professionnel ait déjà en sa possession cette culture numérique, c’est à dire l’ensemble de la connaissance des usages, coutumes, valeurs en vigueur dans les usages numériques et le recul suffisant pour pouvoir expliquer le pourquoi du comment.
Cette culture numérique reste très imparfaitement diffusée à l’échelle de la population française qui a souvent conçu le numérique non comme une culture, mais comme une simple technique, une intendance pour parvenir à des fins purement pratiques, le numérique devant fonctionner tout de suite, rendre son service sans que cela n’ait à interroger l’utilisateur pour lequel tout est censé être immédiatement “intuitif” et bêtement procédural.
Cette vision du numérique comme technique a été un puissant frein à la diffusion des usages numériques au sein de la population, parce que dans l’esprit de beaucoup, l’informatique était soit une discipline de techniciens ou une contingence citoyenne, et elle bornait le numérique à n’être jamais un domaine de curiosité.
Le transfert d’une culture implique une démarche douce, progressive, construite et pensée sous l’angle de l’acceptabilité du bénéficiaire qui reçoit cette “nouvelle culture” en partage. Si cette culture est transférée comme dominante et en remplacement de l’ancienne (la culture du papier ou du lien social de proximité par exemple), alors cela est une enculturation qui implique un processus de force et de domination implicite qui échoue et aboutit au rejet du numérique et à la technophobie.